Hôpital Beaujon : « Courir, courir »

Témoignage de Lara, infirmière.

Le week-end de Lara, infirmière. Témoignage sur vingt-six heures de travail pendant un week-end. Bouleversant et terriblement instructif sur la maltraitance qui touche les patients et les personnels de l’hôpital.

Bonjour à tous, 

Étant dans l’incapacité d’être présente aujourd’hui et voulant vous partager mon vécu du week-end du 19-20 octobre, j’ai écrit ce courrier qui sera lu par mes camarades.

Pour commencer, je me présente pour ceux qui ne me connaissent pas. Je suis Lara, infirmière à la suppléance (service intra-hospitalier qui a pour but de pallier les arrêts des soignants), de jour et en douze heures depuis six ans. Je vais essayer d’être concise, mais vous comprendrez qu’il est difficile de résumer vingt-six heures de travail dans des conditions désastreuses, avec des conséquences sur ma santé physique et mentale en seulement quelques lignes.

Normalement, vous connaissez tous la raison du dépôt du DGI (Danger Grave et Imminent).

Pour rappel, samedi matin, il manquait une aide-soignante. Samedi après-midi, il manquait une infirmière et, de 19h à 21h, il manquait deux infirmières. L’après-midi, aucune infirmière du service n’était présente, et la deuxième infirmière avec moi venait de terminer son intégration à la suppléance et n’a eu que deux jours d’intégration en neurochirurgie.

Samedi matin

Samedi matin, après avoir pris les transmissions et pendant que j’organisais ma journée tout en encadrant une étudiante infirmière, j’apprends qu’il manque l’aide-soignante qui est prévue avec moi sur l’antenne B de neurochirurgie.

Je préviens l’administrateur de garde lorsqu’il passe pour les réquisitions et il me demande de voir avec la cadre d’astreinte qui est en train de faire son tour.

À 7h40, j’appelle la cadre d’astreinte (Mme. A) qui vient nous voir et nous nous rendons compte que nous n’avons aucune information concernant l’aide-soignante qui manque ce matin.

Les demandes d’intérim et d’heures supplémentaires ne sont ni affichées en neurochirurgie ni sur le planning de la suppléance.

Concernant le manque de cette information sur le planning de la suppléance, Mme A n’est pas surprise et me dit que cela est normal. Elle m’informe également qu’il est trop tard pour déplacer quelqu’un, car cela serait de la maltraitance de déplacer un agent à 7h40, et qu’elle n’a pas encore fini de faire le tour des services.

Donc, aucune solution n’a été trouvée et nous avons été toute la matinée avec une aide-soignante en moins sur le service. J’ai su plus tard qu’une infirmière de la suppléance était en plus samedi matin en pancréatologie et que personne ne lui a demandé de venir en neurochirurgie.

Deux patients de l’antenne B ont fugué. Ces deux patients ont des troubles cognitifs.

L’un a été retrouvé en bas de l’hôpital par l’infirmière du matin de neurochirurgie. J’avais vu ce patient dans sa chambre trente minutes avant qu’on me signale sa fugue.

Le deuxième patient est un patient sous antidépresseurs avec des troubles cognitifs ; il a été vu pour la dernière fois aux alentours de 11h40 dans sa chambre et il n’était plus présent dans sa chambre à 13h10.

L’alerte a été faite immédiatement. Il sera retrouvé plus tard, le soir, à la porte de la Villette. À l’heure actuelle, nous ne savons toujours pas ce qu’il a fait tout ce temps ni les conséquences de cette fugue.

Fugue de patients

Lorsque je faisais les démarches pour la fugue, Mme A est venue me voir et je lui ai dit plusieurs fois devant mes collègues que je souhaitais déposer un DGI (danger grave et imminent) pour dénoncer la situation et nous protéger.

Mme A me donne le conseil que, pour mon bien, il serait mieux de ne pas déposer un DGI, car s’il n’est pas déposé pour des raisons valables, je pourrais avoir des répercussions. Mais j’ai insisté pour le déposer.

N’ayant pas de réponse franche, j’ai continué à insister. Avant de quitter le service, elle m’explique qu’elle va joindre l’administrateur de garde et me tiendra au courant pour déposer le DGI.

Les collègues de gériatrie m’appellent et m’informent qu’ils sont face à une situation compliquée liée à un sous-effectif et qu’ils souhaitent également déposer un DGI. Étant débordée, je les renvoie vers la cadre d’astreinte.

Ils me rappellent pour m’informer que la cadre d’astreinte leur a demandé de remplir la déclaration de DGI sur la GED (base de données documentaire) et qu’ils ne trouvent pas le document. La cadre d’astreinte m’appelle en même temps concernant le DGI pour savoir où se trouve le document à remplir.

Je l’informe que le cahier de déclaration du DGI se trouve dans le bureau de la direction et que j’ai juste besoin qu’elle, les cadres d’astreintes ou l’administrateur de garde ouvrent le bureau du directeur pour que je puisse remplir le document. Elle me répond qu’elle est sur le départ, qu’elle informe l’administrateur de garde et la deuxième cadre d’astreinte (Mme B) qui va me rappeler.

Pendant que j’attends l’appel de la deuxième cadre d’astreinte, j’avale devant l’ordinateur du poste de soin mon repas tout en travaillant. J’informe mes camarades du syndicat pour avoir de l’aide face à la situation.

Mme B rappelle dans le service et je profite de son appel pour lui informer que je souhaite déposer un DGI pour la neurochirurgie et la gériatrie avec les syndicats FO et CGT.

Elle me dit qu’elle me rappellera. Après plusieurs minutes sans nouvelles, j’appelle le standard qui refuse de me passer l’administrateur de garde.

Au total, il aura fallu plus de 3 heures 30 entre ma première demande de dépôt de DGI et le moment où la déclaration du DGI est faite. 3 heures 30 à me faire tourner en rond avec des réponses plus farfelues les unes que les autres, par exemple un DGI déposé par téléphone par FO, etc. Comme si j’avais du temps à perdre.

Une heure à attendre devant le bureau du directeur où Mme B me dira qu’il est inacceptable d’avoir attendu que Mme A parte pour déposer le DGI et que nous faisions cela pour lui créer des problèmes.

Agacée, je lui demande de se mettre cinq minutes à ma place et que mon but était de dénoncer la situation de neurochirurgie et de nous protéger plutôt que de causer du tort à qui que ce soit.

Résultat, j’ai perdu énormément de temps sur mes soins, pas de pauses, et plus de 10 heures 30 avant d’avoir deux minutes pour enfin aller aux toilettes.

Tout ça pour qu’on déplace une infirmière d’orthopédie à 19h pour qu’elle soit ma relève. J’insiste, déplacer un agent à 7h40, c’est de la maltraitance, mais à 19h, il n’y a plus aucun problème…

Le temps de faire mes transmissions, je quitte le service à 19h30 épuisée.

Imaginez

Le lendemain, arrêt d’une infirmière de nuit. Effectif à 19h : une infirmière en chirurgie maxillofaciale et une intérimaire côté neurochirurgie qui ne connaît pas le service. Les deux infirmières refusent de prendre mes transmissions, l’administrateur de garde intervient.

Je quitte le service exténuée à 20h30.

L’administrateur de garde me dira ce soir-là qu’il apprécie mon calme face à cette situation inacceptable. Ce qu’il ne sait pas, c’est que je n’ai plus la force de m’énerver ou de m’emporter.

Je suis simplement lasse et épuisée.

Maintenant que vous avez entendu les différents dysfonctionnements qu’il y a eu ce week-end, j’aimerais que pendant cinq minutes, vous fassiez preuve d’imagination.

Imaginez que vous êtes dépendant, que vous n’ayez pas toutes vos capacités mentales et physiques, que vous êtes dans le noir, dans un lit d’hôpital, trempé d’urine jusqu’à votre cou et que vous avez froid. Une personne vient vous voir, vous fait prendre vos médicaments et vous lui dites : “J’ai froid.” La personne le voit, vous recouvre et vous dit que dès que possible, elle viendra vous mettre au propre. Vous attendez, les secondes se transforment en minutes et les minutes en heures. Personne ne vient. Vous êtes seul, dans le froid, mouillé et incapable de faire quoi que ce soit.

Maintenant, imaginez votre père ou votre mère qui est sous antidépresseur, qui a été percuté par un train. Il ou elle n’a plus toute sa tête. Elle est à l’hôpital dans un milieu sécurisé où l’on prend soin d’elle. Imaginez que vous venez lui rendre visite, mais qu’à votre arrivée, vous trouvez un lit vide, une chambre vide. Imaginez que vous demandez à l’équipe soignante où est votre parent et qu’on est incapable de vous dire où il est et ce qu’il s’est passé. Imaginez le choc d’apprendre que votre parent a disparu, la colère, l’angoisse, l’incompréhension et la peur de ne pas savoir où est votre parent et s’il est en danger ou tout simplement en vie. Imaginez la colère et la frustration qu’aujourd’hui, en 2024, dans les hôpitaux de l’AP-HP, nos proches, nos patients et nous, membres du personnel, ne sommes plus en sécurité, mais en danger.

Et pour finir, prenez une inspiration, imaginez le réveil sonne, vous vous levez tel un robot avec la boule au ventre. Une nouvelle journée commence, vous enfilez votre tenue, le sourire de façade qui va avec et on est parti pour au moins 12 heures…

Nouvelle journée

À peine arrivée, tout s’enchaîne. Aujourd’hui, vous allez être encore interrompu des centaines de fois tout au long de la journée pendant que vous effectuez différentes tâches. Vous allez être sollicité de toutes parts.

Vous allez courir après les médecins, courir après le temps,

Courir, courir.Vous allez devoir déceler et signaler des erreurs de prescriptions, rattraper les soins qui n’ont pas pu être faits, rattraper les erreurs des collègues, encadrer des étudiants, répondre au téléphone, aux demandes des patients, aux demandes des familles.

Courir, courir.Vérifier, préparer, administrer et surveiller les traitements.

Courir, courir.Aider les nouveaux collègues qui ne connaissent pas le service, leur montrer où se trouve le matériel, leur expliquer certains soins et les aider lorsqu’ils sont en difficulté.

Courir, courir.Gérer les imprévus, les problèmes d’ambulance, les urgences. Courir, courir. Engloutir votre repas en quinze minutes et y retourner.

Courir, courir. Effectuer les soins qu’on vous a rajoutés sans vous prévenir.

Courir, courir. Les sonnettes qui ne s’arrêtent pas.

Courir, courir. Chercher du matériel, un pied à perfusion pour un fauteuil dans tout le service sans en trouver.

Courir, courir. Ramasser à la petite cuillère un collègue en larmes.

Courir, courir. Prendre le temps avec les patients, leur expliquer les soins, les rassurer, les comprendre, créer une relation de confiance, effectuer les soins, les installer.

Courir, courir. Respecter les protocoles, respecter les règles d’hygiène. Courir, courir pour ne laisser aucun soin au collègue de ce soir, car encore une fois, vous n’aurez pas de relève et il restera deux infirmières pour trois antennes.

Courir, courir. Faire des transmissions. Et partir.

Se déshabiller, remettre ses vêtements de ville. Retirer ce sourire de façade. S’asseoir dans sa voiture. Sentir toute la fatigue qui vous tombe dessus. Se sentir étourdie par le poids de la culpabilité de ne pas avoir pu travailler comme vous l’auriez souhaité alors que vous vous êtes donné à 200%. Sentir les larmes qui montent. Mais, se retenir pour continuer à être fort.

Conduire et sentir vos yeux qui menacent de se fermer tellement vous êtes épuisé. Avoir peur d’avoir un accident de la route lié à votre fatigue. Rentrée chez soi sans trop savoir comment.

Ne plus avoir de force. Ne plus avoir envie de rien. Et être épuisée. Épuisée physiquement.Épuisée mentalement. Avoir mal. Mal aux jambes, au dos, au bras, au ventre, à la tête, partout. Votre corps qui vous envoie des signaux que vous refusez d’écouter. Car plus rien ne va.

Demain

Pourtant, vous allez mettre votre réveil, car demain, dans quelques heures à peine, vous y retournerez et ce sera exactement la même chose.

Mais, avec un peu de chance, demain, il n’y aura pas de sous-effectif.

  • Demain, mon encadrement sera à l’écoute.
  • Demain, j’aurai de bonnes conditions de travail.
  • Demain, je prendrai ma pause.
  • Demain, j’aurai du matériel.
  • Demain, j’aurai le temps d’aller aux toilettes.
  • Demain, la direction de l’hôpital veillera à mon bien-être au travail.
  • Demain, je pourrais exercer le métier que j’aime sans avoir la boule au ventre.
  • Demain, je n’aurai plus peur de perdre mon diplôme à tout moment.
  • Demain, ma hiérarchie me respectera.
  • Demain, vous prendrez en compte cette lettre de détresse et cet appel à l’aide pour que tout ceci ne recommence plus.

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